Anne Dambricourt Malassé Chine, la province du Guizhou Un sanctuaire de l'évolution et de la divination chamanique Le Guizhou (anciennement Kouy-Tchéou) est une province de 176 000 km²
située dans le Sud-Ouest de la République populaire de Chine, dont l'altitude
annonce les hauts plateaux du Tibet. Sa capitale est Guiyang, « Soleil
rare ». Sa géomorphologie est celle d'un immense plateau karstique montagneux
formé à l'Est par des sédiments fossilifères de la fin du Précambrien (88% de
l'histoire de la planète) et des dépôts de l'ère primaire (541-252 millions d'années). Les
falaises précambriennes conservent des empreintes d'organismes vieux de 580 Ma,
parmi les plus anciens jamais découverts sur la Terre. À l'Ouest, ce sont des
fonds marins de l'ère secondaire (252-66 Ma) riches en reptiles et échinodermes comme les crinoïdes (famille des
oursins). Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016.
Les empreintes fossilisées dans des schistes précambriens du Guizhou
sont exceptionnelles, car elles illustrent la première émergence à l'échelle
planétaire d'organismes formés avec des cellules spécialisées, les métazoaires,
et donc plus complexes que les protozoaires (une
seule cellule spécialisée). Ces empreintes s'observent dans des sédiments
déposés en eau peu profonde, visibles dans les couches géologiques de
Doushantuo, un nom mondialement connu chez les
spécialistes des premiers organismes pluricellulaires. Ils ne
possédaient pas de squelette, ce sont les conditions géochimiques qui ont
permis la fossilisation des cellules. L'un de ces organismes mous ressemble à
une galaxie spirale à huit branches, d'où son nom Eoandromeda octobrachiata, avec une symétrie radiale, autour d'un seul axe et non pas bilatérale comme la
nôtre. Ces fossiles rarissimes sont conservés et exposés dans un petit musée à
Wenghui. Musée de Wenghui où sont exposées les empreintes fossiles de la
Formation Doushantuo (ca. 560-551 Ma). Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016.
D'autres fossiles microscopiques (180 microns de long) nommés Vernanimalcula guizhouena sont interprétés comme
étant les plus vieux embryons à symétrie bilatérale, avec un axe
antéro-postérieur et une asymétrie dorso-ventrale. Ce plan d'organisation
corporel (un ver) est plus complexe que celui des organismes à un seul axe comme
les méduses ou les coraux, et surtout, il est typiquement celui d'un animal. Les
paléontologues pensaient que cette organisation était apparue plus tard avec l'« explosion cambrienne ». L'interprétation
« animale » des empreintes fut publiée dans la prestigieuse revue Science par une équipe internationale en
2004. Comme la revue Nature, c'est un
magazine et non pas une revue spécialisée, le tirage se fait donc à un très
grand nombre d'exemplaires et les autres médias relayent. Cela n'en fait pas pour
autant une publication indépassable si le contenu est celui d'une interprétation
dans un domaine spécialisé. Les scientifiques de ce domaine, premiers concernés,
s'attacheront au contenu de l'article quel que soit l'effet d'annonce événementiel. Cette publication
fut donc remise en cause par une seconde équipe internationale qui y vit plutôt
des cristaux de phosphate à l'intérieur d'organismes à la symétrie radiale. Ces
cristaux auraient, par hasard, composé l'organisation bilatérale et
antéro-postérieure de l'empreinte. Puis, une troisième équipe internationale
étudia de nouvelles empreintes et conclut que les molécules étaient
vraisemblablement animales plutôt que minérales. Le Guizhou offre aux
paléontologues la chance rarissime de suivre dans une même région, la
transition avec l'« explosion cambrienne » représentée par des fossiles d'une
formation géologique voisine, la Formation Zhalagou. L'enjeu est
d'importance car il s'agit de processus particulièrement complexes entre
molécules qui s'auto-organisent en construisant un plan corporel, dans un
milieu géochimique et aqueux donné, et surtout, de processus qui se sont mis en
mémoire dans la « chaîne opératoire », sinon le plan corporel ne se
reproduirait pas. Je n'ai jamais lu cette problématique explicitée, la représentation
physico-chimique d'une telle dynamique ne se réduit évidemment pas à une
expression comme « sélection naturelle ». Les scientifiques cherchent
des explications à partir des connaissances sur les liaisons électroniques
entre les molécules, et veulent comprendre la complexité dynamique qui les
relie à travers leur diversité et le coût énergétique. La compréhension
des processus d'hominisation m'a conduite jusqu'à cette difficulté
conceptuelle, à cet impensé : les mécanismes de construction du plan
corporel comportent nécessairement des propriétés de mémorisation présentes depuis
les premiers monocellulaires. Notre
embryogenèse (les 8 premières semaines qui suivent la fécondation) est dans le
continuum de ces métazoaires bilatéraux depuis 500 millions d’années. Or c'est
au cours de l'embryogenèse de notre espèce sapiens
que s'organisent les grandes lignes de notre morphologie fœtale verticalisée.
Cette verticalisation est la spécificité du phylum des premiers primates à sapiens et elle s'est déroulée au cours
de l'embryogenèse du tube neural (futur système nerveux central) de la manière
que j'ai démontrée depuis 1988. Voilà pourquoi j'insiste sur la courbe de complexité
croissante du plan d'organisation interne en remontant aux origines de la vie.
Car c'est bien une complexification qui est à l'origine de notre anatomie redressée
avec la transmission de processus de réorganisation dans les gamètes. La perte
de la quadrupédie au stade des hominiens en est une conséquence, très récente
bien sûr en regard de ces 500 millions d'années. Ce fut donc une
incroyable surprise de pouvoir regarder ces fossiles suite à une invitation des
autorités du comté de Jiangkou organisée par l'archéologue Cao Bo. La découverte de l'« explosion
cambrienne » popularisée par Stephan Jay Gould (1941-2002) provoqua une onde de
choc chez les paléontologues car elle réactualisait la problématique soulevée par Georges Cuvier
(1769-1832) des plans
d'organisation corporelle et de leur émergence, incompatible avec le transformisme gradualiste de Jean-Baptiste de
Lamarck (1744-1829). Cette transition dans l'histoire de la vie terrestre constitue
donc un immense champ de recherche sur les processus complexes d'auto-organisation
et d'auto-mémorisation dans certains milieux aqueux. Je suis convaincue qu'ils
se sont transmis et ont continué de se complexifier dans les lignées germinales
des organismes. Je suis convaincue qu'ils sont responsables du développement de
notre phylum dans le milieu resté aqueux, et donc intégré dans la fabrique de
l'organisme : le liquide amniotique. D'innombrables
grottes et galeries souterraines se sont formées au cours de l'ère tertiaire
(66-2,58 Ma) sous l'effet combiné des pluies de mousson et de la surrection du
plateau tibétain provoquée par la tectonique entre les plaques indienne et
asiatique. Les vestiges de puissants massifs calcaires dissous par les eaux
souterraines et souvent voilés dans les brumes, dessinent des paysages qui
transportent le regard dans des mondes imaginaires imprévisibles. Par endroit,
les chinois les décrivent comme une « forêt de karst », composée des multitudes
de cônes ou de pitons juxtaposés. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2012. Cette province est restée isolée du développement industriel et de
l'urbanisation intensive jusqu’au 20ème siècle et la vie paysanne
(70% de la population) compte parmi les plus pauvres de la Chine car les terres
arables y sont rares. La déforestation a marqué la seconde moitié du 20ème
siècle et détruit une très riche biodiversité, les autorités chinoises en sont
conscientes et par chance toutes les contrées ne sont pas dévastées. Le
Nord-Est du Guizhou conserve l'une des dernières forêts primaires subtropicales
dans le comté de Jiangkou. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016.
Elle couvre les montagnes de Fanjing (500 à 2570 mètres d’altitude) où
la végétation, particulièrement dense, abrite 31 espèces végétales et 11
espèces animales menacées d'extinction, parmi lesquelles le petit singe doré Rhinopithecus brelichi, ou « petit singe
de Guizhou au nez retroussé ». Elles sont protégées depuis 1986 dans la « Réserve
de la biosphère » inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO
depuis juillet 2018. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016. La province est également réputée pour la diversité des minorités ethniques, 48 selon les sources officielles, parmi lesquelles les Miao, les Buyei
et les Dong qui sont majoritaires. Les Hans ont colonisé le Sud-Ouest au XIVème
siècle et laissé des vestiges de villages fortifiés ainsi que des auberges
reconnaissables aux fondations dont les archéologues du Guizhou dressent l'inventaire. Tissage artisanal par la minorité Puyi. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2014. visitée au village de Dewan avec le directeur du Sénat local et une
délégation de la ville de Jiangkou. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016. La grande falaise rouge Au sud du Guizhou se trouve « la grande falaise rouge » Dahongyan. Elle se découvre, inattendue, au détour d'un long sentier grimpant, étroit et vertigineux, protégée par une végétation luxuriante et cachée par une géomorphologie qui en préserve la saisissante magnificence. En contre-bas de sa monumentale façade prolongée par un gigantesque cône d'éboulis, les archéologues ont découvert, pour la première fois dans le Guizhou, des peintures rupestres dont certaines sont uniques au monde. Je fus invitée en 2014 par ma collègue préhistorienne, Pr. Zhang Pu, et l'archéologue Cao Bo, pour donner l'avis d'une anthropologue. La physionomie des lieux exerce une influence évidente sur les sens. Le calcaire de la falaise exposée au sud, est lumineux, mais couvert de longues traînées rouges et noires depuis son plateau sommital, comme un grand animal blessé. Et parmi les scènes peintes à l'ocre apparaissent en effet des animaux couverts de flèches. Les scènes correspondent à différentes époques, la chasse, puis l'agriculture avec le millet et l'élevage avec le buffle d'eau comme le révèle la danse de quatre chamans. La grande falaise rouge rayonne de mémoires spirituelles. Ces scènes étaient peintes par des chamans en ce lieu étroit, peu accessible et inexploitable pour les paysans. Leurs langages corporels peints sur la paroi, formaient avec la falaise une même unité sacrée ouverte aux mondes des esprits et sans doute tenue à l'écart des profanes. La transe collective derrière les masques grimaçants, et scandée par une rythmique, les emportait dans ces mondes invisibles pour en chasser les démons. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2012. Une scène couverte d'empreintes de mains, de doigts et de phalanges bien ordonnées et entourées de figures énigmatiques, a fini par révéler sa fonction récemment. Des chamans, ou chamanes, ont laissé là un savoir accessible uniquement si on comprend le sens du contact des mains et des doigts avec la paroi. Ces peuples n'avaient pas d'écriture, c'est une très ancienne leçon de chamanisme comme il n'en existe aucune de connue, semble-t-il. L'interprétation que j'ai proposée et qui a été publiée une première fois dans le texte ci-dessous, est celle d'une leçon. Elle s'est enrichie d'une nouvelle donnée qui l'a confortée. - Textes écrits pour et avec mes collègues chinois : Les danses chamanes du
site rupestre de Dahongyan, Province du Guizhou, Chine du Sud. Agro-pastoral rituals and shaman dances of Dahongyan rock painting, Guizhou, Southwestern China, new investigations. Cette mémoire
endormie est de nouveau sur la grande scène des anciens chamans, elle fait
trace, elle fait sens. Dahongyan, comme un gigantesque animal blessé, garde
encore une aura troublante. Les quelques chinois qui ont le privilège de lui
rendre visite sont sensibles à sa beauté et à la fragilité de ses traces
chamanes. Les démons n'ont pas encore eu raison de sa puissance émotionnelle
mais pour combien de temps encore. Une mine d'or a été ouverte dans un massif
qui lui fait face et les vibrations des explosions desquament la paroi. Notre terre,
notre placenta de milliards d'années de gestation, se meurt. Nous considérer
comme une espèce quelconque parmi d'autres et qui ne s'en distingue que par la
complexité de sa culture matérielle, m'apparait comme une très inquiétante
régression des sens. Que ce soit avec les
fêtes des Kalashs en transe dans les montagnes sauvages de l'Hindou Kouch, vouées
à une extinction culturelle et spirituelle sous le joug d'un monothéisme qui
les condamne pour commerce avec le diable (voir Hindou Kouch), ou face à ces
danses chamaniques peintes et leur leçon qui s'efface, je ressens une infinie
tristesse retrouvée sous la plume de Jean Malaurie dans L'Allée des baleines, et une colère partagée : " La pensée anthropologique et historique soviétique
dans son matérialisme dialectique léniniste athée, a considéré le chamanisme
(qu'elle a pénalement poursuivi), comme une pratique confusionniste et
l'expression d'une bouillie de religiosité et de rites de conjuration
obscurantiste; l'opium du peuple (…). Il convient, après des années de terreur
et de mépris pour leur pensée chamanique, de regagner la confiance et l'estime
des 26 peuples du Grand Nord. Tentons encore et encore, de déchiffrer ces
"hiéroglyphes", ces géométries et "écritures", sans oublier
le message distant des masques cérémoniels qui, de leurs yeux morts,
interpellent l'Occidental, cet intrus sur ces terres sacrées. " Jean Malaurie, L'Allée des baleines, Éd. Mille et une nuits, 2003. Je perçois la
nécessité humaine d'un dernier voyage divinatoire dans cet Occident en perte de
ses sensations avec la terre et les êtres vivants depuis l'exode rural vers les
pôles urbains. Les âmes chamanes se battent contre des légions grandissantes de
nouveaux démons mais aucune ne les empêchera de converger dans une destinée
scellée par un serment sacré et béni par la grâce d'un autre monde. Photo © Anne Dambricourt Malassé, 2016. |