Anne Dambricourt Malassé Le Mystère La conscience animale est
devenue plus réfléchie sur elle-même à mesure que le système nerveux se
redressait, que le museau se métamorphosait en visage expressif et que le cou
se verticalisait en dégageant une gorge pour les vocalises, tandis que les
épaules et les bras suivaient le mouvement en s'adaptant, les mains innovant
avec l'agilité du pouce et du poignet. Cette boucle de réflexion
a atteint un seuil de capacités cognitives en raison de la verticalité du
cervelet, c’est le paradigme que je développe depuis plusieurs années. Ce seuil
est apparu sur notre planète vers 4 millions d'années, puis ce processus de
redressement est allé en s'accélérant jusqu'à notre colonne vertébrale
sinusoïdale. En cet
instant « t », nous, Sapiens, sommes collectivement un nouveau
seuil de ce processus qui fait sens à l'échelle des durées cosmiques, celles
des milliards d'années qui ont transformé la planète terrestre en espace favorable
à la poursuite des processus d'auto-organisation doués de propriétés
réplicatives. Elles ont commencé à poindre avec les macromolécules d'ARN et
d’ADN plongées dans l'océan terrestre, un véritable placenta cosmique. Cette prise de conscience
– ou retournement intérieur des informations reçues – nous distingue absolument
parmi toutes les lignées animales. Elle constitue une singularité de
l'évolution de la complexité dans le cosmos, qui ne peut que nous interpeller,
celle d'une responsabilité à l'échelle des phénomènes cosmiques. Lors d'un entretien pour
la revue Nouvelles Clés paru en 1998, j'évoquais 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley
Kubrick, sorti un an avant le premier pas sur la Lune le 20 juillet
1969. Je me souviens des images en noir et blanc reçues en direct dans le poste
de télévision, grâce à des parents conscients de l'événement exceptionnel à
vivre avec et pour leurs enfants. En revanche, il me faudra attendre des
décennies pour découvrir le film de Stanley Kubrick. Comme l'on sait, le film culte débute avec un hominidé végétarien, une
proie parmi les herbivores, jusqu'à ce qu'un monolithe venu de l'espace,
étranger au paysage, éveille la curiosité... La main touche, palpe et des
inspirations en émergent. L'hominidé réalise qu'un os inoffensif peut devenir
une arme qui le transforme en prédateur. Elle le transforme également en
assassin, à l'origine de la chute (séparation avec Dieu) : « L'œil
était dans la tombe et regardait Caïn » (Victor Hugo, « La
conscience » in La Légende des siècles,
1860). L'intelligence technique
n'a plus cessé d'évoluer jusqu'au voyage extra-terrestre d'Homo sapiens
qui le conduit à découvrir, 4 millions d'années plus tard, sur la Lune, mais
sans en avoir conscience, la source de l'inspiration première, à l'origine de
leur présence sur cette planète sans vie et de ce retournement de la conscience
réfléchie sur son origine première. L'exploration spatiale se poursuit avec
l’astronef et super-ordinateur CARL, la plus élaborée des intelligences
artificielles. Celle-ci a des velléités d'indépendance, elle s'affranchit de
son créateur – l'Homo faber et son intelligence technique – en devenant
à son tour un assassin. Un survivant efface sa mémoire programmée, CARL a peur
car il a conscience de sa propre fin. À l'instant qui suit sa neutralisation,
le survivant apprend la découverte d'une intelligence extra-terrestre qui
n'émet plus qu'une seule fréquence – le monolithe – dont les origines et le but
sont un mystère. La mission se poursuit, emportant la durée des divisions
cellulaires de l'Homo sapiens aux confins de la relativité de
l'espace-temps et des univers parallèles, le vieillissement accéléré atteint le
seuil de la mort et c'est alors que le monolithe, indépendant de l'espace-temps
et de sa relativité, apparaît. Le vieillard tend la main pour le toucher comme
le firent 4 millions d'années plus tôt, les premiers hominidés. Le film
s'achève sur un fœtus humain de sexe inconnu, en apesanteur dans son placenta,
les yeux ouverts face à la planète Terre. Stanley Kubrick a
approché le mystère de la conscience réfléchie tel qu'il commençait à s'imposer
à un esprit créatif, suffisamment éveillé pour se tourner vers les processus
d'hominisation en termes de relations entre l'espace-temps, la conscience et la
sienne en propre. Ce film est visionnaire, car en 1968 personne n'aurait
imaginer que l'hominisation puisse être un processus intra-utérin, en
apesanteur dans le liquide amniotique, dans le continuum de la genèse de
l'espace-temps et de sa complexification depuis les quarks jusqu'aux premières
cellules baignées d'eau. C'est le privilège de
l'artiste de génie de pouvoir questionner le monde en se tenant informé du
progrès des connaissances scientifiques, de se questionner et de s'intégrer
dans son œuvre. Pour cela le passage par les sciences de l'évolution de la
complexité est incontournable. En retour, c'est une œuvre cinématographique
d'une très grande fécondité pour la réflexion, qui, à mon sens, s'inscrit dans
les processus créatifs de l'humanisation en cours. Ce sont des œuvres
rarissimes. Le grand œuvre de Stanley
Kubrick, c'est se découvrir l'instant « t » de cette évolution
parvenue à un seuil de réflexion consciente, se savoir une durée engagée
irréversiblement dans le vieillissement mais aussi capable de penser
l'éternité, le bien et le mal. Se pose alors la question de l'intelligence
artificielle, de la relation de la créature et de son créateur, de ce que la
conscience humaine peut et ne peut pas devenir, c'est-à-dire le processus de
l'évolution qui ne meurt jamais. Elle est d'actualité avec l'idéologie
transhumaniste incapable de discerner la différence entre hominisation du corps
et humanisation de la conscience, incapable de reconnaître la réalité d'un
processus évolutif en cours depuis des milliards d'années qui concerne la conscience
et non la technique. La finalité de la technologie n'est pas la technologie,
elle doit soutenir l'hominisation et l'humanisation. Le film 2001, l'Odyssée de l'espace marque donc
un seuil dans l'expression d'un art accompli porté par un auteur en quête du
sens de sa vie. C'est une réflexion personnelle informée et inspirée, une marche
vers un nouveau « progrès » à
replacer dans son contexte historique, puisqu'il faut ajouter la réalité
première qui justifie l'image finale. Un placenta de primate n'existe pas
sans la femme pour accueillir le fœtus et le porter dans ses bras. L'œuvre n'en demeure pas
moins une source d'inspiration pour des chercheurs. C'est la réussite d'une
vocation artistique, une création qui inspire la réflexion sur l'identité
évolutive de la nature humaine en tant que stade de la conscience réfléchie. Ce
retour d'une spirale de la création vers la réflexion scientifique est très
rare. Cinquante ans plus tard,
le film reste inégalé. Une génération s'est écoulée depuis mai 1968 et à
présent, c'est à une femme artiste qu'il revient d'être inspirée dans son
propre chemin de vie, à l'écoute de la science de nos origines et de savoir s'y
inscrire. Mais pour cela il faut affronter la montée en puissance d'une
codification par des mâles de ce que nous, les femmes, devrions devenir. L'avenir de
l'humanisation, ce sont les femmes libres qui l'inspireront dans le respect de
leur singularité. Au XXIème siècle, c'est aux femmes de parler de leurs émotions
corporelles, elles se comprennent entre elles, elles s'aiment comme elles sont,
elles ont leur propre complexité et représentations symboliques, elles sont
libres de briser des codes qui altèrent leur humanité. La complexité n'entre
pas dans des catégories rigides. Ainsi en est-il de la nature humaine qui en
émerge, avec la liberté d'expression artistique aux confins de l'interface entre
le Yin, avec un peu de Yang, et le Yang, avec un peu de Yin. Je comprends le rapprochement réciproque des deux sources et comment une
séparation peut conduire à des actes de pure folie jusqu'à la mort. Ce Yin et
ce Yang de la condition humaine constituent un mystère qui ne trouve pas sa
réponse dans le couple originel du monothéisme, il est exclu de son paradis
patriarcal. Laissons-le à ses démons de midi et cherchons le sens de ce mystère
dans le labyrinthe de nos mémoires, puisqu'il est question de remonter le temps
jusqu'à ce couple originel du Yin et du Yang avant la chute mortelle. Aux origines du mystère En juillet 1996, je
découvrais la haute vallée sauvage de la Yarkhun, dans l'Hindou Kouch, lors
d'une mission préhistorique que je dirigeais pour le compte du Ministère des
Affaires Étrangères. L'origine de cette exploration était une rencontre avec le
zoologiste Jordi Magraner à la recherche du « Barmanou » dans
l'ancien royaume de Chitral, des humains nus et velus décrits par des bergers
ou des bûcherons vivant dans ces contreforts du Pamir (voir Hindou Kouch). Lui
était convaincu qu'il s'agissait de néandertaliens asiatiques montagnards, pour
ma part je cherchais des os fossiles d’Homo sapiens et une culture plus en
accord avec les données préhistoriques de l'Asie centrale. Notre petite équipe,
composée de quatre français, ne disposait que de ses jambes pour porter les
sacs surchargés et nous bivouaquions le long des terrasses de la Yarkhun, à
plus de 3000 mètres d'altitude. Les paysages inconnus et leur immensité
éveillaient des sensations de plénitude. Alors que la progression devenait
physiquement plus éprouvante à mesure que nous nous rapprochions du Pamir, une
phrase de la Bible me revenait régulièrement à l'esprit : « Le juste tombe
sept fois, et se relève ». Elle s'était imprimée dans ma psyché peu avant
le départ pour le royaume de Chitral, tel l'étrange monolithe venu de l'espace,
planté sur mon passage. J'ignorais ce qu'elle m'annonçait. Avancer, persévérer, ne
pas abandonner après des mois d'organisation, de sacrifices, de traversées de
territoires inconnus. Nous finîmes par trouver des outils en pierre taillée n'appartenant
à aucune tradition connue, amplifiant l'énigme des témoignages. Jordi Magraner fit alors
la connaissance de mon collègue Mukesh Singh, en thèse de préhistoire à
l'Institut de Paléontologie Humaine, et c'est ainsi qu'est né notre projet de
prospection préhistorique dans les piémonts himalayens du Nord-Ouest de l'Inde
(voir Inde). L'ami zoologiste poursuivait avec détermination sa quête du
« Barmanou » à la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan. C'est
alors qu'un appel m'apprit le matin du 2 août 2002 la tragédie : Jordi
Magraner venait d'être retrouvé égorgé dans sa maison kalash. La barbarie avait anéanti
toute perspective de recherche dans l'Hindou Kouch. « Le juste tombe sept fois, et se
relève »... Le nouveau projet se
concentra donc sur les piémonts himalayens toujours en quête d'hominidés
fossiles. Et c'est ainsi que quelques années plus tard, en 2009, nous
découvrirons les plus vieilles traces d'un geste de poignet humain laissées sur
des os plus vieux que 2 millions 700 000 ans. L'Hindou Kouch avait ouvert la
voie à l'incroyable rencontre entre nos consciences et un de ces stades
ancestraux encore plus ancien que ce que laissaient entrevoir les fossiles
africains. Sans quitter la planète,
ce voyage dans le temps est devenu un face-à-face unique entre deux instants de
l'histoire humaine rapprochés par la mémoire du geste. Une extraordinaire
spirale du temps de la réflexion consciente émergea en cet instant
« t » : son évolution depuis le geste technique gravé dans l'os, a rejoint ce que
je sais de ses origines, de nos origines : l'embryogenèse qui a suivi la
complexification du système nerveux dans le placenta des mères. 2001, l'Odyssée de l'espace est la véritable odyssée de notre espèce, sa
transcription cinématographique approche l'essence de l'histoire de nos
cellules en passant par les vestiges culturels. C'est une œuvre bien au-delà du
premier niveau d’observation de L'Odyssée
de l'espèce. Stanley Kubrick offre à
l'humanité un film visionnaire qui l'intègre comme partie prenante du
processus. Il s'y est projeté sous la forme du fœtus au regard grand ouvert sur
une nouvelle planète, alors qu'à ce stade de sa formation, l'humain n'a pas de
raison d'ouvrir les yeux. Cette planète, c'est la nôtre ici et maintenant, avec
notre noosphère. La désire-t-il encore comme la paroi d'un utérus pour y
poursuivre l'aventure de la conscience ? Depuis le nucléus taillé
dans la pierre pour produire des éclats, tout est devenu possible : le fil
du tranchant qui sauve une vie avec le geste chirurgical, qui grave des
pétroglyphes sensés, mais aussi qui tue l'animal au-delà du raisonnable ou
assassine l'humain dans un geste de folie. Où vont l'humanité et la
planète ? Le compte à rebours
aurait-il commencé ? Je garde l'image d'un
fond cosmique plongé dans la nuit, mais illuminé par un voile translucide de
constellations pourpres enveloppant une silhouette humaine, le regard en
transition entre l'ancien et le nouveau monde, l'ancien et le nouveau testament,
en quête d'une conscience retrouvée. Je la vois comme une promesse
d'incarnation dans la réalité de ma mémoire vive, la confirmation d'une main
tendue salvatrice, celle choisie par ma conscience nécessaire à la bonne
interprétation de l'œuvre écrite et née d'un couple de Yin, avec un peu de
Yang, et de Yang, avec un peu de Yin, avant la chute originelle. Sainement iconoclaste, la
rédemption impose inévitablement les cris et hurlements de Caïn emporté dans sa
chute. Il nous reste à converger
le long d'un chemin dont le tracé m'est inconnu et à achever dans le secret du
chœur des anges, l'élan du premier pas de la femme sur une Terre nouvelle. « Le juste tombe
sept fois, et se relève » quand l'amour est le premier des mystères. ADM
Carte de vœux de la Fondation Teilhard de Chardin.
Photo © Anne Dambricourt
Malassé, juillet 2019. |