Vocation
Anne Dambricourt Malassé
Une Vocation Naturaliste
Prémices d'une passion
Ayant le choix entre le titre de docteur de l'Université de Paris et celui du Muséum national d'Histoire naturelle, ma préférence s'est portée sans hésitation sur le Muséum, en raison de son esprit naturaliste né des cabinets de curiosités naturelles, du goût pour l'observation de la nature sachant allier l'exploration, l'étude en milieu naturel et l'étude en laboratoire, avec un archivage intelligent et intelligible censé reproduire ces histoires. Mais au-delà, c'est la richesse de cet esprit naturaliste et son indépendance profondément marquée par la découverte de l'évolution des espèces, qui m'ont véritablement motivée, accordant une importance particulière à la dimension historique du développement des connaissances et au rôle fondamental de la mémoire dans tout processus apte à évoluer. S'inscrire dans le courant de ce processus et dans l'héritage de Jean-Baptiste de Lamarck, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes et la naissance de la préhistoire à Abbeville, compte autant que l'étude proprement dite des mécanismes qui ont fait ce que nous sommes devenus.
Dessin de Jacques de Sève, Gravure de Babel.
Bandeau de la "Description de la partie du Cabinet qui a rapport à l'Histoire Naturelle de l'Homme".
Buffon, Histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy, Tome III, p.13, 1749.
J'étais enfant lorsque je vis pour la première fois l'Abbaye Notre-Dame de Wisques, et les lieux m'avaient effrayée par leur architecture inhabituelle. Je leur préférais le bois aux senteurs de bruyères et son Ermitage avec une petite chapelle en pierre blanche et un pavillon de chasse en brique rouge, aux décors étranges, avec une cheminée monumentale, des cors et des trophées de têtes de sangliers, de cerfs ou de biches empaillées. Mon père, ses frères et ses cousins, étaient chasseurs. Ils l'étaient tous, comme leurs pères et leurs grand-pères, comme le sont souvent les hommes dans ces rudes campagnes vallonnées du Pas-de-Calais.
L'Ermitage était un ancien sanctuaire païen, avec une source miraculeuse, situé non loin d'une voie pré-romaine qui traverse le bois, la Leulène. Il m'arrivait d'accompagner mon père à la chasse au petit matin, seule occasion de pénétrer ces bois aux histoires riches mais enfouies et indiscernables. La chasse était un rite. Revenir bredouille sans faisan, lièvre ou perdrix dans la gibecière, comptait moins que les heures à guetter en silence dans le sous-bois, pour voir passer une biche au loin, ou un lièvre s'enfuir en détalant.
Ce qui me fascinait tout autant était la petite rivière l'Aa, qui traversait le grand jardin de la demeure paternelle à Hallines. Enjambée par un étroit pont en bois, elle contournait des petites îles avec les vannages d'anciens moulins à papier, et dégageait une odeur d'algues d'eau douce unique en ces lieux.
Nous habitions la proche banlieue de Paris et passions des grandes vacances, des week-ends et des fêtes à Hallines. Ce sont ces racines terriennes qu’il m’a été donné de sentir et de ressentir.
Tout ceci ne dit pas encore l'origine d'une vocation précoce en préhistoire. À maintes occasions, je me suis exprimée sur cette question. C'était lors d'une récitation d'un cours d'histoire de l'école primaire, vers 1966. La première page du livre était illustrée avec des hommes préhistoriques vivant dans des grottes, et la seconde avec des gaulois dans un village. Je comprenais que ces époques étaient lointaines dans le temps, et ma seule échelle de durée était mes parents et mes grands-parents. J'ai donc demandé à ma mère si elle les avait connus et sa réponse négative m'a surprise, alors si ma grand-mère les avait connus, et la réponse négative fut un choc, celui d'un trou noir. Un trou de mémoire. L'émotion a été si puissante que je la ressens encore. Je ne savais pas d'où je venais. La nécessité de comprendre le sens de tout de ce qui existe en fonction du temps passé est devenue la norme. L'histoire de la lignée paternelle est devenue un long récit, un éclairage et une grande richesse dont je n'ai cessé de mesurer le privilège, avec un événement peu commun et merveilleux pour l'enfant en quête de préhistoire.
Les collines et gravières environnant l'Aa recelaient un autre héritage, un site dans les labours de la commune d'Hallines. Il avait été découvert par un moine de l'Abbaye Saint-Paul de Wisques, et le labour appartenait à un grand-oncle, nous étions en 1969. La Voix du Nord en annonçait la stupéfiante découverte et l'on m'offrit les coupures de journaux, reçues comme un don précieux. Le frère aîné de mon père, proche du père abbé de Saint-Paul, me fit ce cadeau extraordinaire d'aller voir les silex taillés et des os de mammouths. Je découvrais cette fois l'Abbaye Saint-Paul et ce moine en aube noire qui nous ouvrit la porte de "sa" salle au trésor, et je l'enviais de posséder tant de belles pierres taillées.
La découverte archéologique du site paléolithique d'Hallines.
Articles de La Voix du Nord, 1969.
À Paris, c'est mon grand père maternel qui m'emmenait au Musée de l'Homme, où je découvris le squelette de l'Homme de Menton (la dame du Cavillon) allongé dans une vitrine, et au Musée du Louvre, pour voir les hiéroglyphes qu'il savait décrypter ou pour entendre l'histoire de l'Égypte et de la Rome antique.
Avec la musique que nous enseignait ma mère, le dessin et la peinture que je pratiquais sérieusement, tous ces univers se sont côtoyés et se côtoient encore, considérablement enrichis d'études, de découvertes, d'explorations, de rencontres, de tragédies aussi, et d'expériences sensibles qui m'en diront toujours bien plus sur l'Humain et les humains que ce que la science objective et donc incomparablement limitée, ne pourra jamais en dire.