Hindou Kouch

Anne Dambricourt Malassé

Explorations en Asie centrale montagneuse


« Homo pongoides »

En 1974 paraît un livre au titre particulièrement accrocheur, L'Homme de Néanderthal est toujours vivant.

Ce sont deux récits, dont le premier est traduit du russe et émane de l’historien soviétique Boris Porchnev (1905-1972) et le second, de Bernard Heuvelmans (1916-2001), le fondateur de la cryptozoologie. Cette discipline est née de la curiosité pour les espèces décrites par des indigènes mais non identifiées dans le registre des grandes institutions naturalistes. Mon père me l'avait offert au moment de sa diffusion – j'avais alors quinze ans – et mon univers imaginaire fut captivé par les lointaines contrées de l'Asie centrale, du Pamir à la Mongolie, ainsi que par les témoignages décrivant des êtres humains inconnus qui avaient en commun d'être nus et velus. Un jour j'apprendrai le russe car, à mon tour, je partirai dans l'une de ces vastes régions d'Asie pour savoir si une autre espèce humaine existe réellement... Ce départ était une certitude.

Quatre années ont passé. Nous sommes deux sur les bancs de l'amphithéâtre de la Faculté des sciences de l'Université d'Orsay à nous passionner pour l'évolution. Michel Breuil, devenu un herpétologue de renom, connaissait la cryptozoologie et les recherches de Bernard Heuvelmans, en particulier celle relatée dans ce fameux livre et dédiée à l'« Homo pongoides » d'Asie du Sud. Le zoologiste belge était convaincu d'avoir affaire à une forme sud-asiatique de Néandertalien, non pas à ses os, mais à son cadavre rapporté aux États-Unis par des futurs vétérans du Vietnam.

La survivance d'hominidés inconnus avait suscité toutes sortes de réactions. Le Professeur Jean Piveteau, membre de l'Académie des sciences et fondateur de la chaire de paléontologie de la Sorbonne, était réceptif. Sa posture à l'égard des bergers, des chasseurs ou des bucherons témoins de telles créatures, ne manquait pas de respect à l'égard de leur sens de l'observation. Je suivis des cours de russe quelques mois et le temps passa de nouveau, lorsque dix années plus tard en 1992...


Le royaume de Chitral

Cet ami me contacte à l'Institut de Paléontologie Humaine pour m'annoncer la présence d'un explorateur au Laboratoire des reptiles et amphibiens du Muséum national d'Histoire naturelle. L'homme a passé de longs mois dans l'ancien royaume de Chitral, perdu dans les hautes vallées de l'Hindou Kouch, entre le Pamir et le haut bassin de l'Indus. Celui-ci rapporte de nouvelles espèces de batraciens. Mais l'origine de cette collecte n'avait rien à voir avec les grenouilles. L'explorateur avait lu, lui aussi, le livre de Porchnev et Heuvelmans, or l'Hindou Kouch se situe au sud d'une région riche en témoignages, le Pamir. Avec deux compagnons de fortune, il avait monté de petites expéditions pour découvrir au moins un individu vivant. Des bergers décrivaient d'autres hommes, femmes et enfants, mais nus. L'explorateur avait rassemblé un corpus de données selon un protocole rigoureux et il cherchait à rencontrer un spécialiste de paléontologie humaine pour voir des crânes d'hommes fossiles.

Carte de l'Hindou Kouch.

Prudente, je me rends audit laboratoire qui jouxte le zoo du Jardin des Plantes pour prendre connaissance des données et découvrir la personnalité de cet explorateur. Il se nomme Jordi Magraner, et la créature humaine s'appelle « Barmanou ». Deux ans plus tard nous partons pour Chitral, après que de nombreux zoologistes et paléontologues du Muséum et de l'Université française aient pris connaissance des témoignages ainsi que de la méthode de leur recueil. Théodore Monod compta parmi les personnalités de renom que je contactais pour soutenir ce projet fabuleux. En deux années, nous sommes parvenus à organiser une expédition privée faute de mécènes. Jordi Magraner put repartir dans les majestueuses vallées sauvages de l'Hindou Kouch, accompagné de ses deux compagnons d'aventure, l'écrivain Erik L'Homme et son frère Yannick, photographe. Je le rejoignais le temps des vacances d'été, accompagnée du réalisateur Pascal Sutra-Fourcade, pour un film documentaire intitulé Sur la piste de l'homme sauvage. La chaîne franco-allemande Arte le diffusera en 1998, et j'en étais la conseillère scientifique pour les références paléontologiques. Chacun partit sur ses fonds propres, avec une petite aide financière pour le terrain – celle de ma mère, heureuse qu'une telle aventure puisse revoir le jour. Vingt années s'étaient écoulées depuis le jour où mon père avait eu l'heureuse idée de m'offrir le livre de Porchnev et Heuvelmans.

Le palais royal de Chitral.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1994.

Ce fut l'aventure humaine la plus extraordinaire. Le Barmanou était une hypothèse passionnante suscitant de nouvelles interrogations sur la préhistoire de l'Asie centrale montagneuse toujours mal connue. Une fois sur place, à plus de 3000 mètres d'altitude, il fallut atteindre des huttes de pierre perchées sur des promontoires quasiment inaccessibles et pourtant habitées le temps de la transhumance par des bergers, leurs femmes et les enfants les plus jeunes, afin de rencontrer des témoins. Au terme du séjour, immergée dans un environnement sauvage où tout fait sens (senteurs, bruits, traces), mes sensations et représentations mentales avaient fini par se transformer, comme lorsque me sentant soudain observée, une frayeur m'avait poussée à regagner au plus vite notre bergerie de Dop isolée sur les flancs de la vallée de Shishiku. La question n'a jamais été de savoir si des Néandertaliens survivants hantaient ces pentes abruptes de l'Hindou Kouch, mais si des êtres humains inconnus, au comportement de chasseurs-cueilleurs, survivaient encore à 4000 mètres d'altitude, dans ces forêts primaires giboyeuses et en limite des prairies alpines, car tout indiquait un comportement d'évitement et de survie.

Cabanes en pierres sèches que l'on atteint depuis le fond de la vallée sauvage de Shishiku.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1994.

Tournage dans la bergerie de Dop aménagée en lieu d'habitation.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1994.

Les derniers chasseurs-cueilleurs du Pamir

Porchnev avait parcouru le Pamir pour le compte de l'Académie des sciences de Moscou, à plus de 4000 mètres d’altitude, afin d'en savoir plus sur ces êtres humains décrits, cette fois, par des officiers de l'armée soviétique. Le préhistorien Vladim Ranov comptait parmi les savants de l'expédition. C'est ainsi que furent inventoriés de nombreux sites saisonniers, des camps de base de chasseurs-cueilleurs. Le plus ancien datait de 9500 ans et fut occupé pendant 2000 ans, avant que le climat ne transforme les espaces giboyeux en déserts balayés par les « diables de poussières », des tourbillons suffisamment puissants pour soulever des pierres. La panoplie des outils en roche taillée ressemble à celle du haut bassin de l'Indus et des piémonts himalayens. Autrement dit, des populations préhistoriques ont certainement migré entre le Pamir et la plaine de l'Indus qui borde les flancs sud de l'Hindou Kouch. Au fil des générations, ces familles, ou tribus, ont continué de chasser leur gibier dans les hautes vallées restées boisées, et ont fini par disparaître peut-être totalement.

En 1995, le Ministère des Affaires Étrangères m'offre l'opportunité d'organiser une mission archéologique dans l'ancien royaume de Chitral, le « blanc de la carte » entre l'Indus et l'Amu Darya qui prend sa source au Pamir. C'est ainsi qu'en 1996, je repartais avec une petite équipe du Laboratoire de préhistoire du Muséum national d'Histoire naturelle, guidée par Jordi Magraner, dans l'idée de retrouver les traces de ces derniers chasseurs-cueilleurs. La mission était partenaire de l'Université de Peshawar au Nord-Ouest du Pakistan. C'était une gageure. À trente-six ans, je devenais la première femme paléoanthropologue à diriger une mission d'exploration préhistorique dans un territoire de l'Asie centrale montagneuse vierge d'investigation, l'horizon déjà parsemé de talibans. Nous avons réussi notre challenge, sondant des grottes dans des hautes vallées sauvages. Puis, après des jours de marche et des nuits de bivouacs sur les anciennes terrasses de la Yarkhun, nous collectons non loin du Pamir, les premières pierres taillées. D'une facture inconnue, elles n'ont pas plus de 5000 ans.

Terrasse de la Yarkhun aux confins de l'ancien royaume de Chitral, sur laquelle se trouvait un assemblage de pierres taillées.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1996.

Assemblage lithique sur la terrasse à Lasht-Savalior.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1996.

Vadim Ranov, rencontré plus tard à l'Institut de Paléontologie Humaine, fut enthousiasmé, nous étions des pionniers. Il proposa de poursuivre les recherches au Pamir.


Les Kalashs

Le contexte géopolitique n'a pas permis de maintenir l'exploration pakistanaise. Jordi Magraner avait fait le choix de vivre parmi les derniers païens d'Asie centrale, les Kalashs, qui forment une enclave en terre musulmane. Les femmes sont vêtues de robes noires aux longues manches brodées de couleurs vives, de nombreux colliers jaunes autour du cou et la tête couverte d'une coiffe cousue de cauris. Jordi avait épousé leur religion chamanique tournée vers les ancêtres, les fées des montagnes, et s'était engagé dans la sauvegarde de leur culture menacée de disparition.

Mobilier domestique et statues de divinités kalashs en bois, mis en vente dans une échoppe de Chitral.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1994.

Préparation de la célébration du solstice d'été au rythme soutenu du tambour et des incantations.

Village kalash de Bumburet.

Photo © Anne Dambricourt Malassé, 1994.

Combien je le comprenais, témoin de ce que nos sens ont perdu depuis le jaillissement de l'humain redressé à l'aplomb de son hypophyse, jaillissement de sensations et d'émotions aux frontières des mondes visibles. Jordi Magraner est mort dans sa maison kalash en août 2002 à l'âge de quarante-quatre ans, égorgé. Quel message ! Puisse son âme gambader parmi les fiers markhors, les fées des cimes et les derniers des Barmanous.