Sens et Conscience

Anne Dambricourt Malassé

Et l'humain dans tout ça ?


En juin 2015, j'étais une des trois invités de l'émission Et Dieu dans tout ça ?, avec Alexandre Jollien et Trinh Xuan Thuan, au Collège des Bernardins. Au journaliste, je répondis "Et l'humain dans tout ça !". Je pensais à Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, et à l'absence de réflexion sur les liens entre l'hominisation du corps et l'humanisation de la conscience.

Enfant curieuse de la nature, ma candeur s'accommodait de la foi familiale. Par foi, j'entends une conscience confiante face à l'unité grandiose du vivant. L'âge du sens critique venant, je prenais mes distances avec les dogmes, et au grand dam de mes parents, je refusais de me rendre au culte dominical. Nul ne m'obligerait à accepter une doctrine sur ma condition humaine, moins encore des affirmations sur ma condition féminine dictée par un patriarcat plurimillénaire. J'étais décidée à comprendre par moi-même.

"Patience", dessin © Anne Dambricourt, 1979

Il est certainement plus facile de se positionner contre une doctrine religieuse quand elle n'est pas le creuset de sa propre famille, largement composée d'évêques, de jésuites, de missionnaires, de curés et de religieuses. S'en affranchir demande une vraie capacité à se forger une personnalité dès l'adolescence, et un sens de l'argumentation qui s'acquiert par l'exercice de l'analyse et de la rigueur, du bon sens, ainsi qu'une curiosité pour la connaissance. Le seul contradicteur fut mon père. Il m'a appris à aiguiser mon sens critique, en m'écoutant et en respectant mon éloignement, bien qu'il en fût profondément affecté.

Les humains ont des rites collectifs pour exprimer le merveilleux, et ceux-là ont fini par me convenir. Être choisie comme marraine de la cloche d'une abbaye attachée à ma famille est un symbole, et j'accepte que la mémoire de mon nom et de mon prénom, soit associée aux sons de cette grande cloche de 330 kg.

J’aurai œuvré pour que le long processus d'hominisation soit considéré avec la pleine conscience qu'exige son étude permise par les fossiles. La lignée des premiers primates à Homo sapiens est la seule qui se caractérise par le redressement, discontinu, de la corde embryonnaire et qui, au terme de son dernier degré, manifeste une conscience des longues durées et se projette dans l'avenir. Ce processus perceptible depuis les premiers singes et sur cinquante millions d'années, se traduit à une échelle macroscopique par une orientation géométrique, une trajectoire interne. Cela est incontestable. L'orientation géométrique interne du redressement neural est une réalité. En trente années de carrière, aucune étude n'est parvenue à contredire ce constat puisqu'il est fondé sur des générations de chercheurs travaillant sur des collections qui n'ont cessé de s'enrichir.

Il est donc vain de chercher des processus similaires dans d'autres lignées de vertébrés et de mammifères pour fondre Homo sapiens dans la multitude. Nous ne sommes pas le sommet de la création, mais notre corps conscient ne se situe pas n'importe où sur la courbe de la complexité croissante des cordés : nous sommes le seuil maximal de la verticalité de la corde.


Irréversibilité et émergence de la conscience

L'irréversibilité et l'orientation géométrique constituent une réalité première mais disparue. Cette réalité ressort de l'étude des fossiles. Elle est d'une importance majeure pour choisir les disciplines scientifiques à même d'approcher une évolution qui s'est déroulée toujours dans le même sens, sur des millions d'années, avec des seuils successifs.

Entendons bien qu'une vitrine qui expose une suite de fossiles, n'expose pas l'évolution, elle expose les effets de l'évolution. On ne pourra jamais voir ce qu'il s'est passé vingt millions d'années auparavant dans les cellules sexuelles de petits singes, et desquelles ont émergé des embryons de grands singes plus redressés que leurs parents. Ou ce qui se renouvelait dans les cellules sexuelles de grands singes, quatre millions d'années auparavant, desquelles ont émergé des embryons encore plus redressés — les Australopithèques et les pré-Homo (ou déjà Homo).

Ces instants correspondent à des discontinuités angulaires, ils sont caractéristiques d'une évolution en cours. Ils la manifestent. Ces instants séparés par des millions d'années, se sont succédé et ne se verront donc plus jamais. Ces instants ont disparu, cette évolution est insaisissable.

L'approche scientifique la plus aboutie est celle qui permet d'écrire une théorie, c'est-à-dire une description mathématique des changements de forme. La bonne méthode pour comprendre les processus qui ont pu agir à ces instants, est une formulation mathématique de leurs effets macroscopiques : écrire l'équation des changements angulaires les plus précoces dans l'embryogenèse des espèces actuelles, qui dérivent directement des espèces fossiles.

Le processus évolutif s'approche par une équation qui objective le comportement des angles, le fait qu'ils ont changé toujours dans le même sens, irréversiblement. Ce genre d'équations révèle un paramètre considérable, une fonction du temps. Les angles ont changé en fonction d'un temps interne. Cette irréversibilité, c'est l'évolution au sens temporel, au sens déterministe; l'instant t2 dépend de l'instant t1.

L'émergence de l'Australopithèque vers quatre millions d'années, dépendait de ce qu'il s'était passé vingt millions d'années plus tôt dans la mémoire du développement embryonnaire transmise dans les cellules sexuelles. Il s'était passé une réorganisation de cette mémoire à un seuil limite de complexité. Cette propriété de réorganisation n'a pas été dissipée au fil des millions de cellules sexuelles qui ont dérivé les unes des autres. Bien au contraire, elle a été transmise, conservée, elle a été mémorisée. Et c'est elle qui a permis l'émergence d'une embryogenèse encore plus redressée. On aura beau chercher une cause imprévisible dans les changements climatiques, si cette mise en mémoire de mécanismes internes sensibles à des seuils n'existait pas, nous n'existerions pas.

La découverte majeure de cette recherche est de pouvoir écrire des changements en fonction d'un temps interne, d'écrire des équations dont les paramètres nous renseigneront sur les propriétés physico-chimiques qui étaient en mémoire dès la fécondation de l'ovocyte. Et de constater comment ces propriétés se sont comportées jusqu'au seuil de l'embryogenèse sapiens.

À ce temps interne, qui sont des seuils aux effets mémorisés, s'ajoute celui qui s'est écoulé entre deux seuils de redressement et séparés par des millions d'années; puisqu'il est question de la complexité croissante du système nerveux, il doit pouvoir se constater avec les empreintes du cerveau et du cervelet sur des crânes fossiles. Mais ils sont rares.


"Un changement des formes fonction du temps interne" :

Cette phrase est une hérésie pour la théorie synthétique de l'évolution telle qu'elle a été formulée en 1947, plus connue sous le nom de néo-darwinisme. Le néo-darwinisme n'est pas l'évolution, c'est une formulation d'hypothèses où, comble du paradoxe, la durée biologique n'est pas prise en considération. L'avant-garde évolutionniste des années 1980-1990, ce sont les recherches qui ont su intégrer la durée dans la biologie cellulaire, donc dans la génétique et l'épigénétique. Ces scientifiques adoptent la posture la plus rigoureuse et la plus interdisciplinaire en sciences, qui puisse se concevoir.

Il aura fallu les travaux d'Ilya Prigogine couronnés par le prix de Nobel de chimie en 1977, pour réaliser que le temps interne n'a jamais été pensé dans le néo-darwinisme. Depuis 1947, le postulat qui fonde cette nouvelle doctrine n'est pas la sélection naturelle, c'est l'absence de lien de causalité entre deux mutations génétiques — elles apparaissent par hasard. C'est l'exact contraire du déterminisme interne, d'une durée interne, d'une flèche du temps interne. La durée n'est pas formulée dans le néo-darwinisme, son substitut n'a pas de réalité physico-chimique en soi; le lien entre deux mutations aléatoires, c'est la sélection naturelle. Elle seule permettrait de voir la succession des espèces fossiles dérivant accidentellement les unes des autres.

Un abîme de connaissances scientifiques sépare le néo-darwinisme et les sciences du temps en biologie moléculaire. La sélection naturelle n'est pas une découverte scientifique, c'est un concept. La science découvre des processus physico-chimiques, des mécanismes thermodynamiques capables de produire de l'organisation, ou incapables à la suite de la dissipation aléatoire de liaisons électroniques. Ils disparaissent. La notion de systèmes dynamiques qui s'organisent, avec des références en mémoire, donc itératifs dans leur comportement, orientés dans l'amplification d'une trajectoire, est totalement ignorée du néo-darwinisme. Or c'est le cœur de ma découverte.

Les scientifiques qui étudient les systèmes dynamiques et s'intéressent à l'évolution, sont alors qualifiés de "créationnistes finalistes anti-darwiniens", simplement parce qu'ils observent autre chose que du désordre thermodynamique à l'œuvre, parce qu'ils observent une flèche du temps interne organisée. Cela ressemble tellement à un plan divin à l'œuvre ! Et Charles Darwin a tellement cherché à montrer comment l'évolution s'explique sans plan divin ! C'était au XIXème siècle... Une époque où la pensée naturaliste avait besoin de liberté, et de s'affranchir du monothéisme qui régentait les sociétés. Mais à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, qu'une découverte sur nos origines sortant du cadre néo-darwinien soit déniée en tant que telle, est inacceptable. On ne peut que déplorer l'appauvrissement des connaissances et de la réflexion dans certaines universités, lorsqu'un sujet de master en 2016 prend encore ma recherche comme exemple de créationnisme. Et l'humain dans tout ça, qu'en reste-t-il ? Notre besoin de signification doit-il être jeté aux gémonies au nom d'une doctrine qui se positionne uniquement vis-à-vis des croyances religieuses ?

Nous sommes face à de grandes inconnues sur les mécanismes de l'évolution interne à l'origine de notre corps conscient :

1) ce qui génère de la complexité au cours de la formation des cellules sexuelles,

2) ce que sont les mécanismes de réorganisation de l'embryogenèse,

3) la conservation de ces mécanismes, et non leur dissipation.

Cette évolution est à jamais disparue. Les équations sont une représentation extrêmement limitée de sa nature, et si la Grande Galerie de l'Évolution était une véritable exposition scientifique des mécanismes, ce n'y serait qu'équations et illustrations esthétiques mathématiques, que l'on qualifie d'attracteurs. Ce sera peut-être une réalisation pour les générations futures, dans un musée spatial qui survolera la planète. Ce ne sera plus le récit d'une histoire naturelle, mais son auscultation dans ses niveaux de réalité les plus accessibles aux futures méthodes scientifiques. Pour le moment, c'est une restitution abstraite, mentale, que j'ai qualifiée de "Paysages mentaux des racines évolutives humaines" dans un texte littéraire commandé par la revue Phréatique et paru en octobre 1995. Elle avait pour thème l'anamorphose et la métamorphose.

Quels sont les paysages mentaux sur nos origines primates, animales, moléculaires, universelles ? Comment les avons-nous construits ? Sont-ils cohérents avec la réalité sous-jacente à notre corps conscient ? Sont-ils respectueux des connaissances ? Ou sont-ils manipulateurs, idéologiques, destructeurs ? Anamorphoses de notre conscience, ou éveilleurs de prise de conscience pour une métamorphose ?

Les postures attachées au paradigme de l'a-causalité interne, c'est-à-dire au dogme de l'erreur de copie génétique (absence d'une causalité historique interne), sont essentiellement en lutte contre le monothéisme qu'elles entendent combattre, puisque selon leur doctrine, l'Homo sapiens (la conscience réfléchie) ne peut plus prétendre s'inscrire dans une destinée cosmique. Ces considérations ne sont pas scientifiques. Elles ne s'appuient pas sur des découvertes élevées au rang d'une vraie théorie, dans un langage mathématique, objectif et universel. Ce ne sont que des images mentales. En outre, elles sont incompatibles avec d'autres postures intellectuelles qui, elles, considèrent l'intelligence technique et la pensée symbolique comme des émergences normales de l'évolution interne du cosmos, dans différents systèmes solaires.

Détail de "La Femme et le Dragon" de Jean Lurçat

Tapisserie de l'église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, Plateau d'Assy, France

Photo © Anne Dambricourt, 2015

L'évolution de la complexité telle qu'elle est abordée dans cette perspective cosmique, est une réalité disparue, dont nous sommes le seul instant présent conscient. La science n'est évidemment ni ce processus disparu, ni cet instant conscient. Elle est une activité de cet instant parmi des milliards d'autres activités d'Homo sapiens.


Deux questions m'interpellent :

- La première est la capacité de symbolisation et la projection dans la matière d'une image mentale qui n'a pas de référent dans la nature. Or, c'est à travers ces créations singulières que la psyché humaine exprime ses intuitions et un imaginaire qui fait sens. La pensée symbolique et l'acte créateur ont tout lieu d'être propres à un stade tardif du genre Homo. Qu'est-ce que l'inspiration créatrice dans notre système nerveux quand elle exprime une relation non rationnelle avec le monde, considérée comme signifiante ?

- La seconde est le stade de l'embryon redressé, suivi de la croissance d'un corps conscient que l'anthropologue nomme Homo sapiens. Aurait-il pu ne jamais émerger ?

Il est dans la nature de l'Homme depuis la nuit des temps, de se questionner et de se donner des réponses qui, à leur tour, questionnent. La recherche scientifique, d'une part, et la quête de sens à travers les expériences sensibles de la vie, d'autre part, peuvent se compléter dans le parcours d'une vie de chercheur, et un témoignage, alors, peut être éclairant. Le questionnement est d'actualité, avec la sixième extinction dont une partie de l'humanité est la cause, et certains cherchent cette réponse dans la science, positive ou négative. C'est Homo sapiens qui pose la question du sens de l'émergence de sa conscience, de son émergence en tant que phénomène cosmique.

De l'évolution passée, nous n'aurons que des approches mathématiques qui sont la théorie, et non le réel disparu insaisissable dans son intégralité. Quant à l'Humain, il ne se met pas en équation : la science est froide, elle est mathématique, elle n'est pas la vie, elle n'est pas la composition de l'artiste, le geste unique et non reproductible d'un acte créateur. C'est le questionnement qui est sensé, et le questionnement peut aussi bien être un acte artistique qui apporte une connaissance spirituelle.

En 1989, j'ai écrit que le sens de sa propre vie, s'il existe, se révèle de personne à personne. Cette conscience est celle d'une expérience relationnelle, et par nature, elle échappe à la science. Chercher le sens en science est une impasse pour la raison, qui reste libre de s'interroger sur les causes premières.

Au fil des ans, j'ai beaucoup appris sur la nature humaine dès qu'il est question d'approcher nos origines. La diffusion de ma recherche auprès d'un grand public intéressé par ces questions, a commencé en 1994, s'est poursuivie en 1995, puis s'est intensifiée en 1996 et 1997. Elle n'a cessé de susciter des convoitises et des réactivités dont l'hostilité a atteint une ampleur inouïe, des comportements irrationnels, des combats enragés, révélant un profond mépris pour l'Humain.


Ma découverte, "un obscurantisme contre Lucy"... Pathétique!

La tentation est la quête de la réponse indépassable, incontestable, infaillible, celle qui ne contient pas le questionnement et le condamne d'avance, celle qui impose la soumission et dresse des procès pour que la société ne s'interroge pas à son tour sur le dépassement du dogme; le chant du cygne qui redoute l'abandon de la doctrine, et de manière plus prosaïque, la disparition des feux de la rampe qui font les choux gras d'auteurs opportunistes, incultes et populistes. La science ne crée pas d'icône, de patriarche à l'infaillibilité papale, elle les destitue de leur piédestal pour éviter de les voir élevés au rang d'idole défendue par des TOC.

L'histoire des sciences relatera les tenants de cette hostilité qui est à la mesure de la découverte et de la vraie dimension humaine, la liberté.

Liberté d'alerter la société sur les graves atteintes médiatiques à ma recherche et leurs véritables motivations, avec mon livre La légende maudite du vingtième siècle paru en 2000 et préfacé par l'ancien ministre René Lenoir. Son sous-titre "L'erreur darwinienne" ajouté par l'éditeur, n'a rien à voir avec le sens du livre qui dévoile l'infiltration du nihilisme dans la théorie de l'évolution.

Liberté d'écrire le récit de la scandaleuse censure du documentaire de Thomas Johnson Homo sapiens, une nouvelle histoire de l'homme (Arte, 2005), fondée sur la logique du complot – voir le débat avec Edgar Morin en 2017. Ma recherche était déjà amplement reconnue par les pairs les plus éminents et influents de la discipline, diffusée et publiée à l’international – voir Agréments, Congrès internationaux et Collaborations. Tout relève de la psychose et du fantasme car je n'ai jamais signé de pétition pour défendre l'Intelligent Design en 2005 et il n'est nulle part question dans ma recherche scientifique de programmation, d'évolution mystique du sphénoïde, ni de finalisme.

Liberté de s'interroger, d'innover, d'exprimer en science des néologismes comme attracteurs harmoniques, contraction cranio-faciale, ontogenèse fondamentale... Liberté de l'artiste d'exprimer de nouveaux symboles, de nouvelles visions, des mondes spirituels invisibles.

L'identité humaine reste fondamentalement méconnue. Si cette identité en quête de sens et impossible sans la liberté, cessait, alors l'humanisation disparaîtrait. L'extinction de la quête du sens sur cette planète, serait une réponse dans un silence inaudible.