Homo sapiens
Anne Dambricourt Malassé
L'embryon redressé
La passion pour la préhistoire, la géologie et la paléontologie, s'est muée en un attachement très particulier pour l'évolution; enfant, je saisissais les occasions pour m'en approcher, surtout la collecte de fossiles. La poupée dormait à côté des précieuses pierres, ce qui n'était pas la norme pour une enfant dans les années 1960.
Approcher l'évolution disparue relevait d'une curiosité pour la vie, les êtres vivants, les fourmis en files indiennes le long des plinthes, des merles picorant des cerises trop mûres dans les graviers du jardin, des têtards dans une ancienne piscine du siècle passé, de grandes herbes aquatiques coiffées par le cours paisible d'une petite rivière, l'Aa. Les leçons de choses à l'école primaire, puis les sciences naturelles au collège ont nourri ma curiosité, jusqu'à cette première révélation en classe de 4ème : avec notre grand cerveau et notre petite face, nous étions une sorte de fœtus de singe. Pour la première fois, j'entendais parler de la "théorie de la fœtalisation" de Bolk.
Cette intime conviction d'un processus me reliant aux autres êtres vivants, aux plantes, aux animaux, ne s'accompagnait d'aucune image. Quelle évidence alors! Je venais d'une succession de ventres, tout se passait dans l'eau, l'eau du placenta, l'eau des océans. Le fil de l'évolution depuis son origine dans le monde marin n'avait jamais été interrompu jusqu'à ma naissance. Je venais de là, je fus un fœtus; je n'étais pas un seul corps, j'étais un processus vivant en construction avec des os qui changent de forme. La vie, le mouvement, l'organisation, c'était aussi mon corps et ma pensée, un corps conscient qui apprend et découvre, capable de comprendre.
En 1974, une grande partie de la planète apprend l'existence d'Australopithèques en Éthiopie. À la télévision, des émissions avec Yves Coppens racontaient leur histoire. Mais je ne comprenais pas comment le squelette de la fameuse Lucy était apparu différent d'un singe de la tête au bassin, et de cela, personne ne parlait. La théorie de Bolk me semblait pleine de promesses.
Après un baccalauréat scientifique en 1978, je suivais quatre années de formation universitaire en biologie et en sciences de la Terre à l'Université d'Orsay (Paris-Saclay). L'université nous apprenait que la complexité croissante des organismes ne s'était jamais arrêtée : des cellules uniques, puis des embryons d'éponges à deux types de tissus, suivis d'embryons d'oursins à trois tissus, puis des embryons dont le troisième tissu forme la corde – une tige qui constitue la charpente tout le long de l'embryon, horizontal. Enfin, ce cordon induisit la segmentation du squelette, de la petite loge de l'hypophyse à la dernière vertèbre du sacrum, comme chez un poisson (figure 1).
Figure 1. Anne Dambricourt Malassé, 2015.
Les origines de l'Homme. Distinguer bipédie et verticalité pour mieux les unir.
in : Neurones, des modèles à la conscience. Semaine européenne Athens ParisTech, 2015.
Je fus donc un embryon à la corde horizontale. Quand le gynécologue qui m'a mise au monde a vérifié mes réflexes de marche, tout mon squelette segmenté était redressé puisque mon sacrum était sous l'hypophyse et non plus derrière, comme chez un chat ou un éléphant quadrupède (figure 2). Que s'est-il donc passé ?
Figure 2. Anne Dambricourt Malassé, 2015.
Les origines de l'Homme. Distinguer bipédie et verticalité pour mieux les unir.
in : Neurones, des modèles à la conscience. Semaine européenne Athens ParisTech, 2015.
L'année 1982 fut celle de mon entrée à l'Institut de Paléontologie Humaine, situé à un quart d'heure du Jardin des Plantes. L'Institut est le siège du laboratoire de préhistoire du Muséum national d'Histoire naturelle, la majorité des collections et des chercheurs étant hébergée au Musée de l'Homme. Son directeur, Henry de Lumley, mettait en place le premier enseignement universitaire du Grand Établissement. Une révolution depuis 1793, lorsque les collections du Roi devinrent celles de la Nation. Nous nous inscrivions à l'Université Pierre et Marie Curie (Paris VI) pour le Diplôme d'Études Approfondies en Géologie du Quaternaire, Paléontologie Humaine, Préhistoire. Celui-ci permettait de s'inscrire en thèse l'année suivante. Je fus la seule à choisir la paléontologie humaine, aucun sujet d'étude ne me fut proposé pour le mémoire. Je choisissais la mandibule, la mâchoire inférieure. Le directeur de mémoire fut le sous-directeur du laboratoire d'anthropologie du Musée de l'Homme, le chirurgien Michel Sakka.
Du museau au visage, de la quadrupédie à la verticalité
Deux mandibules étaient exposées dans son bureau, aujourd'hui disparu, au Musée de l'Homme : celles d'un chimpanzé et d'un Homo sapiens (la nôtre). Ce fut le seul matériel accessible. Le mémoire fut une synthèse d'articles décrivant les différences anatomiques et métriques entre l'os adulte de gorille, de chimpanzé, d'Homo sapiens et d'espèces humaines fossiles. Ce qui en ressortait de plus saillant est le redressement de la partie la plus en avant de la mâchoire, celle où les parties droite et gauche s'unissent en formant le museau chez les singes et le menton chez nous (figure 3). L'hypothèse proposée en conclusion du mémoire était une relation avec le redressement de la colonne vertébrale. Je sortis major de la promotion.
Figure 3. Anne Dambricourt Malassé, 2013.
De la mandibule du singe à la posture humaine érigée. Cours à l'Institut toulousain d'Ostéopathie.
La mâchoire inférieure n'est pas intégrée dans le crâne cérébral, à la différence de la mâchoire supérieure, le maxillaire. L'os est suspendu sous le crâne, avec deux "branches montantes" attachées par ses deux extrémités grâce à des tendons et des muscles. La formation en géologie m'avait appris la rhéologie, la science de la déformation des matériaux à la contrainte (tectonique des plaques, plissements alpins, etc..), et je ne doutais pas que la forme des os puisse se comprendre en fonction de leur position dans un système dynamique. Leur forme a une logique, celle imposée par leur place dans le système et les contraintes internes qui les animent. L'idée que la verticalisation de la mâchoire puisse être liée au redressement de la colonne vertébrale me semblait conforme à l'universalité de la physique des matériaux.
Je m'inscrivais donc en thèse à l'Université Pierre et Marie Curie avec cette hypothèse. Le thème fut consacré à l'évolution de la forme de la mandibule des premiers singes à l'Homo sapiens, non pas entre adultes, mais entre chaque stade du développement et si possible, dès l'embryogenèse chez les espèces actuelles. Je testais la théorie de la fœtalisation de Louis Bolk qui datait de 1924. La recherche dura quatre ans, j'étais installée en deux lieux : le laboratoire d'anatomie comparée du Muséum, et la salle de collection d'anthropologie et de primatologie de l'Institut de Paléontologie Humaine. J'avais à ma disposition des centaines de spécimens actuels et de nombreux moulages d'hominidés fossiles, ainsi que l'accès aux fossiles de primates du laboratoire de paléontologie et aux collections du Musée de l'Homme et ses nombreux squelettes de fœtus.
Nous n'avions pas eu de cours sur la base du crâne, interne et externe. Je n'avais jamais vu de vrais crânes de singe et d'Homme. En les retournant pour voir la face sur laquelle la mandibule s'articule, je fus de nouveau frappée par la différence d'organisation des os dans l'espace, qui ont des formes propres, délimitées par des sutures. Et je vis comment le passage d'une base à l'autre était possible dans le plan horizontal. Ce mouvement est celui d'une contraction modélisée par un losange, long et étroit chez le singe, court et large chez l'Homme (figure 4). La clé de cette dynamique se trouvait à l'intérieur du crâne, pourvu qu'il fût scié en deux en son milieu, verticalement et dans le sens face-nuque.
Figure 4. Anne Dambricourt Malassé, 2013.
De la mandibule du singe à la posture humaine érigée. Cours à l'Institut toulousain d'Ostéopathie.
J'ignorais, comme la majorité des paléontologues encore à ce jour, que l'intérieur d'un crâne de singe et d'un crâne humain s'organise autour d'un os composite, le sphénoïde, le premier à se former chez l'embryon à l'état de cartilage. Au milieu de cet os se trouve la petite loge qui contient l'hypophyse. Devant la loge, sa surface est horizontale, les lobes frontaux reposent dessus; derrière la loge, la surface est inclinée chez le singe et redressée chez nous, elle se prolonge par la colonne vertébrale (figure 5).
Figure 5. Anne Dambricourt Malassé, 2013.
Crânes adultes sciés illustrant les grands groupes de primates actuels (prosimien, petit singe, grand singe et homininé)
et montrant l'étagement des trois fosses cérébrales, le raccourcissement de la base, le gain en verticalité de la face et le redressement du territoire osseux qui prolonge la colonne vertébrale.
La partie redressée soutient le tronc cérébral – prolongé par la moelle épinière – avec le cervelet par derrière (le centre de contrôle des mouvements). À la naissance, chez les singes et l'Homme, ces surfaces osseuses forment trois marches, la plus haute sous les lobes frontaux, la moyenne sous les lobes temporaux, la troisième sous le cervelet. Un angle permet de mesurer le degré d'abaissement du cervelet par rapport au plancher de ces lobes frontaux : l'angle sphénoïdal. Chez un grand singe, les marches sont plus espacées et l'angle est nettement ouvert, la posture vertébrale la plus fréquente est semi-érigée. Chez les espèces qui descendent d'une lignée de primates apparue bien avant les singes (les lémuriens de Madagascar par exemple), ces marches n'existent pas. Le sphénoïde est plat, le cervelet est à la même hauteur que les lobes frontaux comme chez n'importe quel autre mammifère; la mandibule est longue, basse et étroite, elle forme un long museau, et la posture vertébrale la plus fréquente est alors la quadrupédie.
Or l'articulation de la mandibule se situe sur la partie du crâne qui se redresse en arrière de l'hypophyse. Cette articulation est donc déplacée vers l'avant et le bas chez l'Homme. La partie de la mandibule qui forme la face et qui contient les dents, ne pouvait pas rester un museau long, bas et étroit, cela était physiquement impossible. La forme et la position des os de la face ne pouvaient que se modifier en fonction de contraintes architectoniques internes imposées par le redressement du sphénoïde, lui-même repositionné par rapport à la colonne vertébrale. Les crânes sciés sont rares dans les collections, il me fallait des radiographies pour étudier la face interne.
Un radiologue me fit découvrir une figure géométrique et dynamique tracée par un médecin orthodontiste, le docteur Robert Gudin. Celui-ci avait soutenu une thèse en paléontologie humaine et primatologie à la Sorbonne en 1952, avec le célèbre paléontologue Jean Piveteau (1899-1991). Cet orthodontiste cherchait les relations morphologiques entre les os de la face et le degré de verticalité du sphénoïde, et il les avait modélisées avec des droites traçant un pantographe. Il fut lauréat de l'Académie de médecine (figure 6).
Figure 6. Anne Dambricourt Malassé, 2013.
De la mandibule du singe à la posture humaine érigée. Cours à l'Institut toulousain d'Ostéopathie.
Le premier, il eut l'idée de tracer des droites reliant l'inclinaison de la face et la zone du crâne en contact avec le cou. Son modèle est donc un pantographe, le mien l'était aussi mais dans le sens horizontal. Je constatais une prédiction : lorsque le pantographe vertical se ferme, l'horizontal doit s'ouvrir, les tissus osseux chassent sur les côtés. C'était exactement le cas entre, d'une part, les espèces de grands singes qui, à cet égard, se ressemblent comme des jumeaux, et, d'autre part, notre crâne. Il était donc possible de modéliser les différences de position dans les deux plans de l'espace en unissant les deux tracés géométriques qui formaient ensemble une remarquable cohérence, celle d'un "double pantographe".
L'idée d'un lien dynamique entre le redressement de la colonne vertébrale et de la face avait trouvé le maillon du puzzle osseux, c'était le sphénoïde, et Robert Gudin l'avait déjà modélisé.
Il fallait regarder le centre de la base du crâne.
Je soutenais ma thèse en 1987 avec comme directeur, Jean-Louis Heim, spécialiste des Néandertaliens. Le jury décerna la mention très honorable et ses félicitations. Louis Bolk avait proposé une hypothèse intéressante, mais elle était inexacte. Il pensait que la verticalité embryonnaire du sphénoïde était première, que l'Homme l'avait conservée grâce à son gros cerveau fœtal, convaincu que sa croissance exerçait une pression, tandis que les autres primates l'auraient d'autant perdu pendant la croissance intra-utérine que leur cerveau était petit.
Je comprenais que l'origine du redressement du squelette axial segmenté – celui qui va du centre de la base du crâne au sacrum – n'était pas connue. En réalité, la verticalité est dernière dans l'embryogenèse d'Homo sapiens, et donc dans sa phylogenèse. Si les lémuriens actuels ont un sphénoïde plat, c'est parce qu'il se forme plat chez l'embryon depuis les premiers vertébrés.
L'étude de l'évolution de la morphogenèse de la mandibule primate m'avait donc conduite, d'une manière inattendue, aux origines de la bipédie permanente, une question majeure en paléontologie humaine.